Pierre Menard, auteur du Quichotte, de Jorge Luis Borges
À quoi se mesure la valeur d’un texte ? Telle est la question posée par Pierre Menard, auteur du Quichotte. Dans cette nouvelle, Jorge Luis Borges met en scène le projet étonnant d’un écrivain fictif : réécrire le Don Quichotte de Cervantès à l’identique. Non le recopier bêtement, mais le réinventer à partir de sa propre expérience d’auteur français du XXème siècle, faire coïncider comme par hasard ses mots avec ceux de l’auteur espagnol du XVIème siècle, leur donnant ainsi une portée différente par rapport au contexte qui les a produits. Le narrateur, ami du défunt Pierre Menard, raconte et explique son entreprise pour rétablir la vérité dans l’esprit du lecteur, qui pourrait n’y voir qu’un simple recopiage…
Non sans humour, on se retrouve ainsi plongé dans l’esprit de Menard. Apprenant l’ancien espagnol, ce Français s’efforce de recréer un livre qu’il a en grande partie oublié après l’avoir lu, et qu’il considère comme non essentiel, étant plutôt amateur de Poe et de Rimbaud. Avec un sens certain de l’absurde, Pierre Menard, auteur du Quichotte montre les lecteurs s’extasiant sur des passages rigoureusement identiques, qui acquièrent des sens distincts par la seule force de leur imagination : un texte écrit à une époque donnée n’a ainsi pas le même impact que son jumeau réécrit plusieurs siècles après. C’est la notion même d’interprétation qui est ici remise en question : jusqu’à quel point doit-on relier un texte à son contexte pour l’apprécier à sa juste mesure ?
La vérité est elle aussi remise en cause par la double citation du Quichotte, issue de Pierre Menard et de Cervantès. Les histoires sont mères de la vérité : créées par les hommes, elles sont la base sur laquelle ils construisent leur vision de la réalité. Le narrateur se base cependant sur peu de choses pour différencier la portée du Quichotte d’origine et du Quichotte réécrit : Borges illustre ainsi la subjectivité profonde de toute interprétation. Comme Les ruines circulaires ou La Bibliothèque de Babel, Pierre Menard, auteur du Quichotte met en avant la relation infinie entre la réalité et la littérature, qui se nourrissent mutuellement dans une éternelle fiction. Plus encore, la nouvelle interroge la notion d’écriture et de répétition en posant en creux la question de l’originalité d’un texte.
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Et vous, avez-vous lu Pierre Menard, auteur du Quichotte ? Qu’en avez-vous pensé ? J’ai beaucoup aimé cette nouvelle qui questionne à la fois la manière dont on lit et dont on écrit, et pousse jusqu’à l’absurde les principes qui entourent notre approche des livres. Il y a de quoi poser sa plume une bonne fois pour toutes devant la vacuité de l’écriture, ou bien se lancer à la façon de Pierre Menard dans l’idée folle de la réécriture à l’identique qui se veut redécouverte des mots à l’aune de son vécu !
J’ai a-do-ré. Mais je tiens à souligner un fait important; le statut de « nouvelle » lui a été donné a posteriori; dans son contexte cet article occupe une place plus ambigüe (qui contribue pour moi à son intérêt). Publié dans la revue de théorie littéraire Sur, sa forme comme son medium incite à lire le texte non comme une nouvelle mais comme un essai. Au-delà de (et via) la mise en abyme très finaude (sans surprise, c’est du Borges) où un texte qui nous invite à relire un texte en changeant son contexte se livre lui-même à la même opération, nous invitant à le lire comme un essai plutôt que comme une nouvelle, c’est un petit bijou de réflexions très sérieuses (et très drôles mais on n’est jamais aussi sérieux que quand on s’amuse après tout) sur le statut du contexte de réception d’un texte.
Oui, vous avez raison de souligner la nuance entre essai et nouvelle ! Ce texte est comme une infinie mise en abyme du processus de lecture et d’écriture. L’application même d’une forme plutôt que d’une autre relève d’un contexte et d’une interprétation, et l’on retombe ainsi dans le piège que l’on croyait éviter… 😉